Lettre ouverte de Graciela Cullere Crespin à Charles Melman

LETTRE OUVERTE A CHARLES MELMAN

Monsieur,

 

Nous avons constaté à plusieurs reprises dans les dernières années, le désaccord entre les positions prises publiquement par vous au nom de l’ALI, de la psychanalyse et des psychanalystes dans les débats actuels sur l’autisme et ma position personnelle, bien représentée par les positions publiquement prises par PREAUT et la CIPPA, associations auxquelles je renouvelle ma confiance et mon appartenance.

Il en va autrement de l’ALI, avec les positions de laquelle l’écart se fait de plus en plus grand, aussi bien du point de vue théorique que du point de vue éthique.

 

Vos propos dans l’éditorial de la Revue Lacanienne sur l’autisme (N° 14, Erès), où nous avons été invités à présenter les travaux de PREAUT, ou lors de la journée sur l’autisme en novembre 2013, ou, plus récemment, dans le journal « Le Télégramme » de Brest du 21 février 2014, ainsi que dans le dernier éditorial dans le site de l’ALI du mois de mars 2014, montrent une grande incompréhension des travaux de PREAUT, y compris de ceux de M.C. Laznik, que pourtant vous portez en étendard !

 

En effet, si nous ne pouvons que partager votre souci de ne pas réduire l’homme à son organisme, et entendons, comme vous, que le débat organogénèse versus psychogénèse est obsolète, nous ne pouvons que rester perplexes devant l’idée qu’un reflux gastroœsophagien puisse amorcer un cycle conduisant à l’autisme, cycle que d’ailleurs une nourrice serait en capacité de défaire !  On se demande même ce qu’un psychanalyste viendrait faire là-dedans !

 

Faisant partie des cliniciennes intéressées dont vous parlez, et étant confrontée quotidiennement à la clinique du nouveau-né, du jeune enfant et des troubles autistiques, je peux vous affirmer qu’à ce tarif-là, l’envolée statistique de la prévalence de ces troubles devrait atteindre 100% de la population générale !

 

Or, l’expérience de l’application du protocole PREAUT sur les signes précoces, dont les résultats intermédiaires sont parus en 2011, et les résultats définitifs chiffrés doivent paraître courant 2014, montrent au contraire que les défaillances environnementales, même massives,  pendant la période néonatale et y compris pendant la gestation, n’aboutissent pas à des troubles autistiques.

 

Je vous invite à lire l’étude comparative que je fais (Remarques cliniques sur cohorte associée « Enfants placés avant 4 mois suite à carence environnementale grave », Cahier de PREAUT N° 8, pp 71-89, 2011) des défaillances, négligences et maltraitances pré et postnatales et leurs effets sur le nouveau-né, où la question des RGO est ramenée à sa place de détail négligeable, et nous permettent de conclure à l’idée – il n’y a aucune certitude – que ces avatars du lien pré et postnatal induisent des distorsions et des troubles du lien précoce, mais pas nécessairement du registre autistique.  Qui plus est, j’ai actuellement la conviction clinique que les troubles autistiques ne sont pas des troubles du lien, mais un fonctionnement apparaissant suite à la non-mise en place du lien primordial, autrement dit, au ratage, pour ces enfants, de leur prise dans le langage.

 

Ce qui semble manquer aux enfants à risque autistique est cet appétit spécifique de la rencontre de l’Autre dont sont pourvus la plupart des nouveau-nés, et qui est la trace de la prise dans le langage, que j’appelle rencontre primordiale, et qui a lieu pendant la gestation. Cette appétence symbolique du nouveau-né, qui est à la source de la recherche active du bébé de l’entrée en relation – qui est repérée par le signe PREAUT du bouclage du circuit pulsionnel élaboré par M.C. Laznik -, relève à la fois de l’environnement (lisez, certes, le désir de l’Autre primordial, mais aussi l’environnement biologique des épigénéticiens) et de la capacité du bébé à se l’approprier.

 

Si je dis « Autre primordial » et non « mère », ce n’est pas seulement un tic de langage, c’est que presque 30 années d’expérience dans le placement d’enfants à la naissance m’ont appris que des nouveau-nés très évitants de la relation, suite à une « mauvaise rencontre » primordiale, récupéraient très vite, dès que la place d’autre primordial était occupée par un prochain secourable, leur capacité à entrer en relation étant intacte.  Ceci ne se produit pas chez les bébés à devenir autistique, la preuve en est les efforts soutenus des thérapies précoces, du type de celles qu’engage M.C. Laznik, avec des destins divers, mais toujours fragiles et laborieux (cf. « Prise en charge psychanalytique parents-bébés : Marine, sidération et lumière, la voix dans le traitement d’un enfant de 15 mois, in Cahier de PREAUT N° 2,  pp. 129-147, 2008)

 

C’est dans ce tressage entre cette offre et cette capacité, qui relèvent à la fois de l’organique et du psychique, aussi bien chez le bébé que dans l’environnement, que se joue le devenir de nombreux enfants qui sont prédisposés par une défaillance précoce de ce tressage à s’organiser sur un mode autistique.   Le savoir-faire de la meilleure nourrice ne saurait, hélas, déjouer un tel processus, car elle succomberait, tout comme les parents et même les soignants, dans la sidération que j’ai analysée comme cette suspension spécifique des processus de pensée suscitée chez l’autre par le processus autistique, une fois qu’il est engagé.

 

Nombre de recherches neuroscientifiques des dernières années nourrissent et enrichissent notre réflexion théorique et notre expérience clinique quotidienne, et l’heure n’est pas aux certitudes mais à la mise au travail et aux questions.

 

Autant les différences de positionnement, exprimées dans nos lieux de travail, peuvent être source de débat et d’enrichissement, autant les prises de position devant les médias, telles que celles que vous avez eues dernièrement, sont de nature, à notre avis, à provoquer des incidents médiatiques au cours desquels la psychanalyse est publiquement traînée dans la boue, et n’aident, en aucun cas, ni à apaiser ni à éclaircir les débats actuels devant une opinion publique malmenée.

 

De surcroît, elles sont contredites par les avancées neurophysiologiques que n’ont pas connues Freud, Klein, Bettelheim ni Lacan, et elles ne servent qu’à attiser des passions contre la psychanalyse, qui garde toute sa place et sa pertinence malgré ces avancées, et qu’il faut défendre à tout prix.

 

Et les psychanalystes membres de l’Association, dont je suis, s’en trouvent affectés !

 

Mon engagement actuel dans la mise en œuvre, précisément, de plusieurs projets concrétisant des positions et se soutenant d’hypothèses psychanalytiques,  me contraignent aujourd’hui à me désolidariser publiquement des positions prises par vous au nom de l’ALI dans le cadre des débats actuels sur l’autisme, et qui engagent, de fait, l’ensemble des analystes membres de l’Association dont je suis. 

 

Et si je ne prends pas immédiatement la décision de démissionner de ma position actuelle d’Analyste Membre de l’Association, que j’occupe depuis de nombreuses années, c’est parce que ni la psychanalyse, pas plus que mon exercice de psychanalyste, ne se résument au travail auprès d’enfants autistes.

 

Et je tiens à exprimer ma reconnaissance envers de nombreux collègues de l’ALI et surtout aux collègues de l’EPEP, car ils sont pour moi, depuis des années, le lieu où je me suis formée et où je continue à puiser le plus vivant de ma pensée.

 

Graciela C. Crespin, Analyste Membre de l’Association,

Vice-Présidente de PREAUT

Paris, le 10 avril 2014